Les élus (syndicats) étaient réunis mercredi 6 juillet 2022 à Rennes pour un CSE essentiellement consacré à la restitution de l’expertise pour risque grave dans les rédactions verticales d’Actu.fr. Résumé de l’analyse et des échanges qui ont nourri le débat ensuite.

Les problèmes de mal-être et souffrance au travail chez les journalistes d’Actu : l’arlésienne des CSE de Publihebdos depuis des années. Avec le lancement express des « nouvelles » rédactions verticales, notamment dans le Sud-Est de la France, nous avons remonté des problèmes organisationnels à la direction, (presque) en vain. La politique des petit pas, choisie par Publihebdos malgré nos alertes répétées, n’a pas suffi à régler la souffrance des travailleurs, de notre point de vue. Devant la léthargie manifeste de la direction, nous avons convaincu les autres élus du CSE de voter le déclenchement d’une expertise grave le 28 avril dernier. Le périmètre concerné : toutes les verticales d’Actu, « historiques » (ex : Normandie Actu, Actu Toulouse) et « nouvelles » comme (les actus de l’Est de la France). Soit environ 80 journalistes dans le groupe.

Nous avons choisi le cabinet Acante, agréé par le Ministère du travail et spécialisé dans les problèmes de santé au travail. Les experts, au nombre de 4 pour cette mission, ont eu moins de deux mois (merci les Ordonnances Macron de 2017 qui ont réduit ces délais !!!) pour s’entretenir avec la direction afin de comprendre le fonctionnement de l’entreprise, afin d’étudier tous les documents, et afin de réaliser pas moins de 49 entretiens avec des journalistes, sur la base du volontariat et bien sûr du respect de l’anonymat. Les experts se sont aussi rendus dans trois lieux pour étudier les situations de travail : Paris, Lyon et Toulouse.

« Le diagnostic que nous avons réalisé valide l’hypothèse d’une exposition aux risques psychosociaux dans toutes les rédactions verticales » lance la responsable du cabinet Acante, en préambule à la présentation de l’analyse de la situation. Les facteurs de risque identifiés : charge de travail, charge mentale et intensité du travail.

Les grandes lignes du rapport

Si nous tenons à disposition le rapport complet (100 pages) aux journalistes d’Actu (ainsi qu’à nos adhérents), voici les « lignes saillantes » qui ressortent de l’analyse du cabinet.

Ces verticales concernent une majorité de jeunes de moins de 30 ans, jeunes diplômés (voire en apprentissage) le plus souvent pour une première expérience professionnelle. Ils arrivent pleins de bonnes volontés, motivés par une belle promesse à l’embauche : celle du challenge de participer à la création d’une « marque » à partir d’une page blanche… Mais la désillusion arrive très vite : isolement des salariés, sous-dimensionnement des effectifs, pas ou peu de managers de proximité, charge mentale importante, pas de ligne éditoriale, dépendance à l’audience, injonction de productions, rythme de travail intense, pauses écourtées, déconnexion difficile pendant la vie privée, manque de reconnaissance, formes de déni…

Ces problèmes affectent la santé des salariés : maux de tête, maux de dos, crise de larmes, angoisse, troubles du sommeil… En découlent une démotivation générale et un désengagement des salariés qui veulent se protéger, et, plus généralement, une perte de sens du travail, un conflit de valeurs, un sentiment d’inutilité. En parallèle, les experts notent une recrudescence des arrêts de travail, « avec un nombre de jours importants, ce qui est préoccupant pour de jeunes salariés ».

Le rapport fait aussi état d’une absence de moyens. Les espaces de coworking ne sont pas toujours adaptés aux besoins des journalistes, et les journalistes payent eux-mêmes leurs abonnements aux journaux concurrents dans le cadre de leur veille journalistique ! Nous apprenons avec surprise au cours de ce rapport que des journalistes travaillent de chez eux faute de locaux, sans statut particulier, et sans matériel informatique ! Ce qui nous paraît d’autant plus incroyable que lors de notre droit d’alerte en novembre 2021 pour deux salariées du Sud-Est qui n’étaient pas équipées et pas valorisées, la direction avait reconnu un manquement et avait procédé à des réajustements. Nous pensions naïvement que ces deux situations étaient particulières, ou qu’au quel cas, les autres situations similaires seraient naturellement aussi rectifiées. Il n’en fut rien et cela confirme bien le non-engagement de la direction sur les conditions de travail dans l’entreprise.

Cas de harcèlement sexuel inquiétants

Côté management, les experts évoquent aussi un « encadrement opérationnel sous-dimensionné » et « éloigné » de l’activité réelle. « Les strates hiérarchiques ne communiquent pas bien » et beaucoup de responsables de rédactions sont jeunes, sont aussi en souffrance, ne sont pas formés au management d’équipe (hors formation de management à distance liée au télétravail sanitaire). L’analyse des rédactions verticales dites « historiques », où généralement existe un collectif de travail, permet de voir qu’une organisation est mise en place pour pallier les défaillances de la hiérarchie en matière d’organisation du travail. De quoi constituer un soutien émotionnel important des collègues.

Enfin, les experts ont alerté le CSE sur des cas de harcèlement sexuel et comportement sexiste de la part d’un encadrant sur plusieurs salariées. Les experts sont soumis à des obligations de confidentialité. Nous invitons toutefois les personnes concernées à se rapprocher de nous, élus Info’com, pour leur venir en aide et les accompagner dans leurs démarches éventuelles auprès des référentes harcèlement sexuel de l’entreprise. Nous garantissons leur protection totale si des craintes de représailles se manifestent à l’idée de libérer leur parole.

Conclusion de l’expertise

En conclusion de sa présentation générale, les experts précisent que dans l’entreprise, seulement une minorité de rédactions verticales possèdent des conditions de travail favorables. Ils ont rappelé que quand le collectif de travail n’existe pas (pour les journalistes isolés ou les petites rédactions de 1 ou 2 personnes), mal-être et souffrance sont légions.

Acante a mis en exergue l’absence de retour d’expérience de ces organisations de verticales, rappelant au passage que « tout projet de réorganisation affectant les conditions de travail doit obligatoirement faire l’objet d’une information et d’une consultation du CSE ». A ce sujet, nous avons pointé du doigt la réorganisation du travail dans les rédactions Actu de région parisienne (appelée le « Grand-Paris ») qui vient d’être entreprise, à notre insu. En pleine expertise pour risque grave dans l’entreprise, la direction se paye le luxe de réorganiser des verticales, sans nous informer, sans nous consulter, comme l’y oblige pourtant le code du travail. Pire, il a été annoncé aux journalistes de région parisienne qu’ils devront s’inscrire dans un roulement de travail le week-end. La direction nous fait un enfant dans le dos : nous avions demandé l’ouverture de négociations dans l’entreprise à ce sujet (avant le Covid) pour cadrer le travail le week-end dans les rédactions de Publihebdos (bien que certains journaux l’aient historiquement institué, sans aucune contrepartie !).  Nous nous en sommes émus, et allons demander un travail sur ce sujet dès la rentrée.

Préconisations

Le cabinet préconise différents axes de travail à l’employeur, notamment le respect de ses obligations réglementaires et la mise en conformité avec la médecine du travail, la mise en place une fonction prévention des risques psychosociaux (RPS) dans l’entreprise, l’évaluation des RPS en analysant les situations de travail, la mise à jour du document unique de prévention des risques, la mise en place d’un plan d’actions pour lutter contre le harcèlement, l’information et la consultation du CSE pour avant tout projet, l’évaluation de la charge de travail des salariés, la consolidation des moyens de travail, l’homogénéisation des outils de travail.

La direction ne nie pas tout… mais minimise

« Je trouve que vous avez plutôt bien cerné la façon dont fonctionnent les pure players » confesse le PDG, Francis Gaunand, avant de préciser avoir été « un peu agacé par certains partis pris et des caricatures à la lecture du projet ». Forcément, toutes les vérités ne font pas plaisir à entendre, encore moins à lire, surtout quand elles sont formalisées dans un rapport d’expertise.

La direction reconnaît une « problématique » sur les nouvelles verticales, avec des journalistes juniors dans des situations isolées. Mais Publihebdos souhaite résolument voir le verre à moitié plein, en prenant exemple d’Actu Lyon où, aujourd’hui,« le fonctionnement est plus serein », se rapprochant du fonctionnement des anciennes verticales.

Mais ensuite, les arguments de défense sont plus que légers : la faute à la période confinement (qui décidément a toujours bon dos), la nécessité de faire vite dans un contexte sanitaire… « Tout ça, on ne l’a pas fait pour rien, au vu des éléments économiques, avec une certaine réussite ». Ouf, les salariés d’Actu ne sont pas tombés malades pour rien… Même si la direction finit par murmurer : « pour ce qui est de la santé, on ne fuit pas nos responsabilités ».

Une direction déconnectée de la réalité

Francis Gaunand s’inscrit en faux quand il faut défendre le contenu rédactionnel d’Actu : « il ne faut pas opposer la quantité à la qualité. Notre développement repose sur la qualité, en termes d’écriture web. J’ai du mal à vous suivre sur la problématique des audiences : de tous temps, on a toujours eu besoin d’audience pour exister, on écrit pour être lu. La pression sur les ventes des journaux existe, et aujourd’hui il y a aussi la pression sur le web». Certes, cela a été souligné par une autre élue, mais les résultats de la diffusion sont partagés avec toute une rédaction. Or, les audiences web sont individuelles, et elles le sont en temps réel, mettant en concurrence des individus isolés. Le rapport démontre très bien la dépendance aux audiences dont sont victimes les journalistes d’Actu, malgré eux.

Le DRH, David Deffains, évoque des chiffres galvaudés concernant la précarité dénoncée chez les journalistes d’Actu. En effet, parmi les 46 % de salariés en CDD mis en avant dans le rapport, il faut déduire les contrats de remplacement des congés… et des arrêts de travail, qu’on sait en effet nombreux. La direction rappelle être toujours dans une dynamique de titularisation. Un recrutement est aussi prévu à Perpignan, doublant l’effectif sur place.

D’une manière globale, la direction explique seulement : « les alertes qu’on a eues en CSE et en SSCT ainsi que les difficultés constatées par le management par ailleurs, ont permis de faire bouger les choses, même si ça n’a certainement pas évolué assez vite… » Et de rappeler la sacro-sainte punchline humaniste préférée du groupe : « s’il y a bien une entreprise où l’on fait attention au côté humain, c’est bien notre groupe . On peut juste déplorer qu’on n’ait pas trouvé de solution avant».

Quant aux problèmes de harcèlement sexuels et agissements sexistes, la direction assure vouloir prendre le dossier en main, si elle a les éléments. Elle assure aussi que si le « harcèlement» est avéré, une sanction sera prise à l’encontre du harceleur. En attendant, une campagne d’information et de sensibilisation au harcèlement sexuel sera lancée à la rentrée, à l’échelle du Groupe Ouest France.

Enfin, pour la question des espaces de coworking qui sont cherchés par les journalistes eux-mêmes, Francis Gaunand répond : « On a associé les gens à la recherche de leur lieu de travail, on pensait bien faire… »

Ce qu’en dit le médecin du travail

Le Dr Gouyet, médecin du travail de Ouest France et des salariés du siège de Publihebdos, commente : « On a encore cette vision de métier journaliste : on ne veut pas nuire à son indépendance, cette notion derrière laquelle l’employeur se dédouane de ses obligations ». Le médecin du travail parle d’une organisation « qui ne discute plus du travail »… s’appuyant sur l’absence d’espaces de discussion pour cela.

En réponse à Laurent Gouhier, DGA, qui explique que tout n’est pas si noir puisqu’il a lui-même rencontré un journaliste Actu qui était ravi de ses conditions et très heureux au travail, illustration de la notion de « métier-passion » : nous lui avons expliqué qu’un salarié interrogé en direct par le numéro de 2 de son groupe, ne va pas forcément être à l’aise pour lui dire que ça ne va pas. Le médecin du travail a complété avec une métaphore : « quand quelqu’un vient me voir car il a mal et que j’appuie là il a mal, il a beau me dire ‘’oui mais j’ai des dents en bonne santé », ce n’est pas ce qui va m’intéresser  Il faut discuter de ce qui ne va pas ! »

L’avis des élus du CSE

Nous sommes au regret d’avoir constaté que la direction n’avait pas d’actions ni de calendrier à nous présenter en CSE, afin de remédier aux problèmes d’Actu. Et pourtant, elle avait 15 jours depuis l’envoi du rapport provisoire, pour y penser. Nous espérons que l’été imminent sera propice, et que nos dirigeants auront le temps de s’approprier ce rapport, afin de revenir avec des pistes sérieuses à la rentrée.

En tous cas, nous, avions des suggestions concrètes. Après échange avec la direction suite à la restitution du rapport, les élus du CSE ont voté à l’unanimité un avis rédigé le matin-même en réunion préparatoire, et qui fait déjà état des urgences à régler dès septembre prochain (voir post précédent sur notre page Facebook).

Communiqué des syndicats